« Il n'est pas trop tard pour nationaliser Alstom » Il est difficile pour le simple citoyen engagé que je suis redevenu de me taire, tant la tristesse m'étreint concernant Alstom.
J'écris ces lignes car j'ai été acteur de cette lutte permanente et exigeante en faveur du « Made in France ». Et je peux assurer nos compatriotes que, contrairement à ce qui va être raconté pour justifier l'abandon, il pourrait en être autrement.
J'ai vécu au cœur de l'Etat la trahison d'Alstom-Energie, vendue par ses dirigeants corrompus (selon la justice américaine) à General Electric, dans le dos du gouvernement français. Ils ont vendu nos turbines, pièces industrielles stratégiques pour notre indépendance énergétique, nucléaire et militaire. Il ne s'est pas trouvé un président ou un premier ministre pour m'autoriser à bloquer cette manœuvre, alors que mon équipe et moi avions forgé les armes pour précisément pouvoir dire non : le fameux décret qui soumettait l'investissement étranger au contrôle du gouvernement dans sept secteurs stratégiques.
Oui, il était possible de trouver une autre voie. Il était déjà possible de s'opposer à ce désastre annoncé. On pouvait dire non. Mais ils ont, par faiblesse et conformisme peut-être, ou par peur du conflit avec les Américains, préféré dire oui.
Menace et chantage judiciaire
Il est utile de rappeler que les Américains avaient utilisé la menace et le chantage judiciaire sur les dirigeants d'Alstom qui avaient totalement perdu leur liberté. J'étais donc allé chercher une solution alternative chez nos alliés et voisins allemands de chez Siemens, pour trouver une solution européenne.
A Bercy, dans mon bureau, le patron de Siemens, Joe Kaeser, un Bavarois qui aime les lignes droites, avait dessiné sa proposition sur une page A4 divisée en deux colonnes : « Vous nous vendez l'énergie sauf le nucléaire que vous gardez et, en contrepartie, je vous vends le ferroviaire et la signalisation. Nous faisons deux Airbus de taille mondiale, l'un dans le ferroviaire à direction française, l'autre dans l'énergie à direction allemande. »
A l'époque, cette solution nous aurait donc permis de conserver notre indépendance dans l'énergie nucléaire. Et surtout c'était bien Alstom qui alors rachetait Siemens-Transport !
Ce fut la proposition que je défendis dans le salon vert de l'Elysée le 21 juin 2014 devant le président de la République d'alors, qui l'écarta, devant le premier ministre qui ne pipa mot, et devant l'actuel président, alors secrétaire général adjoint, qui déclara : « On n'est quand même pas au Venezuela ! »
Alors que nous pouvions racheter Siemens Transport il y a trois ans, c'est désormais Siemens qui nous rachète aujourd'hui, mettant fin à un siècle d'aventure Alstom.
Quelle est celle maladie des élites économiques, technocratiques, et politiques qui les conduit à abandonner la France et les Français ? L'idéologie, c'est-à-dire la croyance selon laquelle il vaut mieux toujours laisser faire les forces du marché plutôt qu'affirmer la souveraineté de notre pays. Et la méconnaissance des réalités de notre pays et de la qualité de ses savoir-faire.
Pourtant, le monde globalisé n'est pas un club mondain peuplé de gens bien élevés. C'est le théâtre d'opérations de guerre économique avec des morts – les entreprises et leurs salariés – des rapports de force permanents dans lesquels les Etats utilisent la force régalienne, leurs capacités de d'espionnage économique, leur justice extraterritoriale et, parfois, des pratiques peu recommandables.
Il faut y faire preuve d'imagination et se battre sans trembler pour défendre les intérêts de son pays, de ses entreprises et de ses salariés. La détestation à l'égard de toute forme de bien public, le mépris de la souveraineté, le refus du patriotisme économique – lequel est pourtant appliqué partout dans le monde, notamment en Allemagne - sont devenus, plus qu'un trait ou un défaut français, une politique systématique d'aveuglement, une nouvelle trahison des clercs, et un suicide économique pour notre pays.
Evidemment, aucun de ceux qui sont responsables de cet aveuglement n'en paiera le prix.
Un tableau accablant
Jugeons plutôt. Voici le tableau accablant de la vente en pièces détachées du corps industriel de la France, qui résume trois années d'antipolitique industrielle :
1 - Alcatel vendu au finlandais Nokia : Nokia avait promis le maintien de l'emploi en France, ils licencient au bout de trois ans.
2 - Lafarge dévoré par le suisse Holcim dans le cadre d'une « alliance entre égaux » avec des promesses de maintien du management français : ce management sera plus tard sévèrement éconduit.
3 - L'aéroport de Toulouse-Blagnac : privatisé par le ministère de l'économie au profit d'un oligarque chinois en fuite et poursuivi pour corruption, dans le cadre d'une fausse cession à 49 % qui sont en vérité 51 % en vertu d'un pacte d'actionnaires tenu secret par l'Etat.
4 - La disparition de Technip, fleuron du CAC 40 : vendu au texan FMC, pourtant une entreprise en difficulté qui, après l'absorption dans le cadre d'une « alliance entre égaux », a commencé à déménager le siège social hors de France.
5 -STX, les chantiers navals : vendus aux italiens Fincantieri, dans une « alliance entre égaux » en faisant croire à une fausse nationalisation.
Alstom Transport : aurait dû être nationalisé conformément à l'accord arraché en 2014, et aurait pu racheter l'une des coentreprises dans les énergies renouvelables, est aujourd'hui vendu à Siemens dans une fausse « alliance entre égaux ».
Il y a un point commun à tous ces dossiers. Dans la quasi-totalité d'entre eux, l'Etat disposait du pouvoir juridique d'empêcher la vente, et pouvait à tous coups faire autrement. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il ne l'a pas voulu.
Les auteurs de l'absorption d'Alstom par Siemens vantent l'exemple de la réciproque que constituerait le rachat d'Opel par PSA. Mais Opel appartenait déjà aux américains de General Motors et perdait de l'argent depuis dix ans. Le rachat par PSA a donc ramené Opel dans le giron européen. Ce n'est donc nullement la réciproque d'Alstom qui ne perd pas d'argent, en gagne même beaucoup.
La crainte chinoise et la nécessité de s'allier entre Européens est juste, mais nous ne pouvons le faire au prix exorbitant d'aliéner davantage nos outils industriels stratégiques, et leurs centres de décision, car nous avons déjà trop perdu, par notre faute, de notre substance industrielle. La décision de vendre Alstom à Siemens nous coûtera certainement très cher et aggravera encore notre faiblesse industrielle.
Les propriétaires du capital décident toujours à la fin
On nous vante la prétendue souveraineté européenne. Mais Technip a été vendu au texan FMC, Lafarge aux suisses, et Alstom Energie aux américains. Et qui garantit que nos amis de Siemens préféreront nos intérêts européens au reste du monde ? Personne, car les propriétaires du capital décident toujours à la fin.
Comment ne pas anticiper les conséquences désastreuses à moyen terme de toutes ces décisions : migration des centres de décision à l'étranger qui décident toujours en fonction de leurs intérêts plutôt que les nôtres, l'appauvrissement technologique de notre pays, la destruction de milliers d'emplois, dissimulée puis toujours avérée, et, bien sûr, le désastre pour de nombreux territoires et régions.
Il n'est pas trop tard pour nationaliser Alstom, en prenant position dans le capital de la nouvelle entité, ce qu'avait décidé, en 2003, le président Nicolas Sarkozy, et ce que mon équipe et moi avions arraché, en 2014, au président François Hollande. Il n'est pas trop tard pour reprendre les négociations jusqu'à une alliance entre égaux qui aujourd'hui est fictive, en imitant la façon dont Airbus a été conçu il y a vingt ans. Il n'est pas trop tard pour racheter les coentreprises entre Alstom et General Electric que j'avais imposées et rebâtir un acteur de la transition énergétique.
Voilà ce que l'on pourrait appeler la chronique d'un désastre national annoncé, et la réalité d'une véritable antipolitique industrielle. Et voici comment il serait possible de l'éviter en agissant comme un Etat ayant une politique industrielle.
|