Par Charlie Buffet Le Monde
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Passé la stupeur, les colonnes de fourmis s'activent comme chaque mois de mai sur les pentes de l'Everest. Dix jours après la bagarre où trois alpinistes européens ont failli être lapidés par une foule de sherpas en colère, le business reprend ses droits. La ligne de cordes fixes atteint le col sud, à 8 000 mètres d'altitude. D'ici à une dizaine de jours, le premier summit day ("jour du sommet") devrait, sauf surprise, voir plus de cent clients se photographier devant la grappe de drapeaux à prière délavés qui flotte sur le toit du monde. A 8 848 mètres, ceux qui ne sont pas trop hébétés enlèveront un instant leur masque à oxygène pour dire quelques mots à leur caméra. Certains déposeront un jouet en peluche, une photo ou les cendres d'un proche.
ÉLECTRONS LIBRES
Il y a un an, le 19 mai, 234 personnes ont atteint le sommet ; 167 venaient du versant népalais, 67 du versant tibétain. Une moitié étaient des sherpas, payés pour un travail risqué, l'autre, des clients prêts à consacrer trois mois de leur vie et le prix d'une voiture de luxe à leur rêve. Quatre sont morts.
Samedi 27 avril, 17 sherpas travaillent à poser des cordes fixes sur des pentes de glace vive au-dessus du camp 2, dans la partie la plus raide de l'itinéraire népalais. Selon la stratégie décidée par les chefs de huit grosses expéditions commerciales, personne ne doit perturber le travail de l'équipe de pointe, dont dépend le bon déroulement de la saison. Mais, à 9 heures, trois hommes quittent aussi le camp 2, à 6 200 mètres d'altitude.
Ils ne sont pas encordés, n'emploient pas de sherpas. Ces électrons libres sont des alpinistes professionnels, et pour deux d'entre eux des stars de la grimpe : Simone Moro, italien, 45 ans et autant d'expéditions au Népal ; et Ueli Steck, suisse, 36 ans, l'homme qui court dans la face nord de l'Eiger (2 h 47 min 33 s). Jonathan Griffith, un photographe britannique de 29 ans, doit documenter l'ascension. Les trois hommes s'acclimatent sur la voie normale. Leur projet, tenu secret, est de réussir la première ascension en style alpin, sans oxygène, de la face sud-ouest, la paroi la plus raide de l'Everest. Ils n'ont pas assisté au meeting préparatoire et affirment que personne ne leur a demandé de ne pas grimper ce jour-là. Pour le récit de cette journée folle, les témoignages de tous les Occidentaux impliqués de près ou de loin ont été postés sur le Net, pas ceux des sherpas.
La tension monte lorsque le trio arrive à proximité des guides. Ces derniers crient aux trois grimpeurs qu'ils n'ont rien à faire là et leur demandent de faire demi-tour. Les Européens affirment que les sherpas leur ont alors lancé des blocs de glace, les Népalais affirment que c'est l'inverse qui s'est produit.
Ueli Steck et ses deux compagnons se décalent sur la gauche et s'élèvent rapidement. Vers 7 200 mètres d'altitude, ils doivent traverser la ligne des cordes fixes pour rejoindre leur camp. Il fait froid, le vent souffle, la pente est raide. "Leur leader est descendu vers nous en criant, a raconté Simone Moro au National Geographic. Il était très nerveux, très en colère. Il faisait des moulinets avec son piolet. Vous savez comme moi qu'un coup de piolet peut tuer."
Simone Moro reconnaît qu'il a alors lâché des insultes en népalais (l'équivalent d'"enculé"), mais nie avoir pris sa radio pour mettre les sherpas au défi de venir se battre au camp 2. Garrett Madison, un guide présent au camp de base, affirme l'avoir entendu sur la fréquence commune. Simone Moro l'accuse d'être un menteur.
Après cette violente altercation, les sherpas abandonnent leur travail et redescendent au camp 2. Quelques heures plus tard, Steck, Moro et Griffith descendent à leur tour pour s'expliquer. Leur tente, un peu à l'écart du camp, devient le théâtre d'une scène de western. Une centaine de sherpas apparaissent sur la crête, le visage masqué d'un foulard, des pierres à la main. "J'ai compris que ça allait être vraiment mauvais", a raconté Ueli Steck au magazine Outside. Il reçoit un coup de poing au visage, est frappé à la tête avec une pierre. "Je me suis demandé quoi faire. Mais quand vous êtes face à cent personnes... J'espérais juste qu'ils ne frapperaient pas trop fort. Je savais qu'ils voulaient me tuer."
PARDON À GENOUX
Une jeune guide américaine, Melissa Arnot, 29 ans, s'interpose. Pour être venue quatre fois sur les pentes de l'Everest (et autant de fois au sommet), elle sait que les sherpas ne frapperont pas une femme. Ueli Steck dit qu'il lui doit la vie. Les sherpas en colère, parmi lesquels Ueli Steck a reconnu avec effarement deux de ses compagnons d'expédition de l'année précédente, obtiennent que Simone Moro demande pardon, à genoux. Un coup de couteau atteint la ceinture de son sac à dos.
Après une heure de tension extrême, les sherpas laissent les trois hommes quitter le camp. Ils le font par une voie détournée, préférant s'aventurer sans corde sur un glacier très crevassé plutôt que de traverser le camp 2, hostile.
Jusqu'en 1996, l'Everest ressemblait encore à peu près à la montagne gravie en 1953 par Edmund Hillary et Tenzing Norgay. Mais, cette année-là, deux agences se livrent à une concurrence dramatique. Deux guides expérimentés, le Néo-Zélandais Rob Hall et l'Américain Scott Fischer, perdent la vie près du sommet, en même temps que neuf autres personnes. Beaucoup ont pensé que cette saison en enfer, racontée dans le best-seller de Jon Krakauer, Tragédie à l'Everest, porterait un coup fatal à l'exploitation commerciale de l'Everest. C'est le contraire qui s'est produit : le goût du drame attire de nouveaux clients, de même que les photos de corps gelés abandonnés le long de la voie. Everestland a ouvert ses portes.
Les agences se sont multipliées, la concurrence a lissé les prix, qui n'ont pas bougé depuis cette date. Sur le Net, on peut facilement comparer les taux de réussite et les tarifs : tous se tiennent entre 62 000 et 65 000 dollars (un peu moins de 50 000 euros) pour une prestation de Katmandou à Katmandou via le sommet, sous la direction de guides occidentaux. Le prix comprend, outre les royalties versées à l'Etat népalais, la prise en charge du client jusqu'au sommet, un sherpa personnel, de l'oxygène... Au client d'ajouter le prix de l'équipement, les assurances obligatoires, le téléphone satellite, le transport depuis le pays d'origine, les primes de sommet. Quand on lui demande combien coûte l'Everest, le blogueur spécialisé Alan Arnette aime répondre : "Une voiture." Pas n'importe quelle voiture. Un budget de 100 000 dollars pour l'Everest n'est pas irréaliste.
ENTRER PAR ERREUR DANS EVERESTLAND
Les sherpas, eux, gagnent jusqu'à 5 000 euros, primes comprises, pour les deux mois d'expédition. "Ils le méritent largement car ils sont les seuls à être capables de faire ce travail très dangereux", estime le guide français Michel Pellé, qui fréquente la région depuis plus de trente ans. Les sherpas ne sont plus des "tigres", simples porteurs que les Occidentaux menaient à la baguette. Ce sont désormais des alpinistes bien formés, compétents, autonomes... "Ils ont les plus gros salaires du Népal, plus que le premier ministre, ajoute Michel Pellé. Ils ouvrent des hôtels de luxe, leur réussite fait des jaloux."
Ueli Steck et ses compagnons, comme la plupart des alpinistes expérimentés, passent par des agences népalaises qui cassent les prix depuis quelques années. Leur tort, le 27 avril, a été d'entrer par erreur dans Everestland : "On s'est trouvés au mauvais endroit au mauvais moment", dit Ueli Steck.
Deux jours après le lynchage évité, une grande réunion s'est tenue au camp de base, un village de tentes habité par 500 à 600 personnes. Simone Moro s'est excusé de nouveau devant les chefs de toutes les grosses agences commerciales et les responsables des sherpas. Une trentaine de signatures ont été portées au bas d'un document manuscrit, en anglais et en népalais, où "les deux parties reconnaissent leurs erreurs" et promettent de tout faire pour éviter que ça recommence. Tous aimeraient refermer la parenthèse, sans trop y croire.
"GOUJATERIE"
A Katmandou, Simone Moro, Ueli Steck et Jonathan Griffith ont été reçus par Elizabeth Hawley, 89 ans, la journaliste arbitre des ascensions au Népal depuis cinquante ans. Selon Rodolphe Popier, un jeune historien français qui travaille avec elle, miss Hawley n'avait jamais vu une telle violence. Elle a écouté les explications de Simone Moro : la colère du leader des sherpas aurait décuplé quand les trois alpinistes, plus rapides, lui ont proposé de terminer son travail sur les cordes fixes. "Les Asiatiques n'aiment pas perdre la face", a conclu la vieille dame, arrivée au temps des colonies.
Simone Moro est resté au Népal piloter son hélicoptère qui propose des secours jusqu'au camp de base. Ueli Steck, sonné, a regagné la Suisse, incapable de penser à son avenir dans l'Himalaya. Il cherche à comprendre la violence dont il a été victime et qui risque de ne pas s'éteindre de sitôt : "La marmite de la jalousie et de la colère bouillait depuis longtemps."
Henri Sigayret, 79 ans, alpiniste français qui vit depuis vingt ans au Népal, souligne l'affront que représente l'insulte dans ce pays où les touristes se nourrissent de sourires et de gentillesse : "Imaginez une zone de travaux interdite. Un conducteur dans une voiture de sport passe en criant : "On est plus rapides." C'est de la goujaterie !"
Lakpa Sherpa a été l'un des rares Népalais à faire entendre sa voix, sur le site de son agence, Himalayan Ascent : "J'entends souvent mes collègues occidentaux dire que les sherpas méritent mieux. Mais que sont-ils prêts à donner en plus ? Plus d'argent, plus de bénéfices, plus de gloire ? Peut-être qu'ils devraient commencer par plus de respect."